3 sept. 2010

Une boutique merveilleuse


J'aime infiniment ce passage de Laura Willowes de Sylvia townsend Warner (éditions Joëlle Losfeld), si on me proposait de travailler dans cette boutique je dirais oui tout de suite ! J'aime l'atmosphère qui s'en dégage, j'aime la rêverie dans laquelle elle entraîne Laura, l'héroïne de cette histoire, et, par dessus tout, c'est cette boutique qui va changer radicalement sa vie en lui faisant prendre conscience qu'elle n'est pas heureuse à Londres auprès de sa famille ...

Il y avait d'autres clients et, en attendant qu'on la servît, elle regarda autour d'elle. L'intérieur de cette boutique lui plaisait infiniment. Elle était petite est intime. Les fruits, les fleurs et les légumes s'entassaient dans un désordre campagnard. Sur l'étal en pente dans la vitrine, au milieu des pommes, des poires à cuire à la peau rugueuse, des plateaux de noix, de châtaignes et de noisettes, se nichait un panier d'oeufs lisses et bruns qui avaient l'air d'une espèce de noix particulièrement grosses. Tout un côté de la boutique était garni d'étagères en bois, chargées de pots de confiture faite à la maison et de fruits en bocaux. On aurait dit que les produits de l'été étaient venus chercher un abri. Par terre gisait un tas de navets terreux.
Laura regarda les fruits en conserve, les poires émincées au sirop, les prunes rouges et brillantes, les reines-claudes. Elle pensa à la femme qui avait rempli ces pots et serré les couvercles. La mère de l'épicier vivait peut-être à la campagne. Une vieille femme seule, ramassant des fruits dans son verger à la tombée de la nuit, frottant la pointe de ses doigts rêches sur les prunes toutes lisses, une femme longue et sèche, debout les bras levés au milieu de ses arbres fruitiers comme si elle était elle-même un arbre poussant dans l'herbe haute, les bras tendus comme des branches. Il faisait de plus en plus sombre; elle continuait toutefois son travail, ployant méthodiquement, l'une après l'autre, les branches raides et frémissantes.
Laura attendait toujours; elle éprouvait une profonde nostalgie qui pesait sur elle comme le poids d'un fruit mûr sur la branche. Elle oublia la boutique, les autres clients, les chandeliers. Elle oublia l'air froid de l'hiver, les gens qui marchaient sur les trottoirs mouillés. Elle oublia qu'elle était à Londres, elle oublia toute sa vie à Londres. Elle avait l'impression de se trouver seule dans un verger à la nuit tombante, les bras tendus vers le canevas de feuilles et de fruits, cherchant des doigts les courbes rebondies des fruits parmi les courbes sans relief des feuilles. L'air était froid et humide autour d'elle. Elle ne percevait pas un bruit; les oiseaux s'était tus et les hiboux ne ululaient pas encore. Pas un son, si ce n'était, de temps à autre, le bruit sourd d'une prune mûre qui tombait dans l'herbe, ombre compacte parmi les ombres. La nuque lui faisait un peu mal à force de tenir les bras en l'air. Ses doigts fouillaient toujours les feuilles.
Elle sursauta lorsque le vendeur lui demanda ce qu'elle désirait. Elle cligna des yeux et regarda avec surprise les gants qui couvraient ses mains.
- Je voudrais l'un de ces grands chrysanthèmes, répondit-elle en se tournant vers le vase brun dans la vitrine.
Elle voyait les pommes et les poires, les oeufs et les morceaux de noix débordant de leurs corbeilles. Elle voyait par terre les navets pleins de terre, et à portée de main, les confitures et les bocaux de fruits. Si elle se conduisait de manière ridicule, si elle avait l'air d'une femme que l'on arrache à un de ses rêves favoris, le réveil au milieu de ses choses n'était toutefois pas désagréable. L'homme qui tenait la boutique avait un visage bienveillant. Il portait un tablier de jardinier, et ses mains étaient brunes et sèches, comme s'il avait travaillé la terre.
- Lequel voulez-vous, madame ? Demanda-t-il en tournant le bouquet de chrysanthèmes pour qu'elle pût choisir.
Elle regarda les grosses fleurs avec leurs têtes toutes frisées. Les pétales recourbés étaient d'un grenat profond au centre et d'un jaune fauve à l'extérieur. Là où la lumière tombait sur leur chair mince, le grenat brillait ardemment alors que le jaune fauve pâlissait comme s'il était légèrement coupé d'argent. Il lui tardait de pouvoir les caresser.
- Je crois que je vais tous les prendre, dit-elle.
- Ils sont superbes, répondit l'homme.
Il était content. Il n'espérait plus une aussi bonne cliente à cette heure tardive.
En lui rendant la monnaie sur son billet d'une livre et en lui tendant les chrysanthèmes enveloppés dans des feuilles de papier blanc fermées par des épingles, il lui donna aussi des branches de hêtre. Il précisa que qu'elles étaient comprises dans le prix. Laura les prit dans ses bras. Les grands éventails aux nervures oranges lui paraissaient encore plus beaux que les chrysanthèmes, sans doute parce qu'on les lui avait donnés, parce que c'était une surprise. Elle les sentit. Les branches avaient l'odeur de la forêt, une odeur de forêt bruissante et obscure comme celle à l'orée de laquelle elle se rendait si souvent à l'automne, dans ses rêves. Elle ne bougeait pas pour bien se pénétrer de ce qu'elle ressentait. Puis elle demanda:
- D'où viennent-elles ?
- De la région des Chenies, Madame, dans le Buckinghamshire. J'ai une soeur qui y habite. Tous les dimanches je vais la voir et je rapporte une brassée de feuillage.
Plus besoin de demander qui faisait les confitures et serrait les couvercles, Laura savait tout ce qu'elle voulait savoir. Sa route était toute tracée.

8 commentaires:

  1. Joli passage un peu mélancolique mais plein d'espoir aussi, il est si facile de partager les aspirations de laura !

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  2. Tu as parfaitement résumé ce passage Viviane, c'est nostalgique parce que ça lui rappelle combien elle était heureuse à la campagne et plein d'espoir car elle décide de reprendre sa vie en main et de tout quitter pour retourner y vivre et... devenir une sorcière !!!!

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  3. Merci pour ce récit ,doux,nostalgique,mélancolique mais avec beaucoup d'amour... quel bonheur.
    Bisous et douce journée.
    Thérése.

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  4. Merci et douce journée à toi aussi Thérèse :)

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  5. J'aime beaucoup. Tu sais ce qui me plairait quand tu parles d'un livre c'est que tu nous mettes la photo de la couverture. Cela m'aide à mémoriser et j'aime bien voir.
    Le titre c'est Laura Willowes ?
    Ta photo est merveilleuse une fois de + , je les trouve superbes celles que tu prends dans ta prairie, elles ont quelque chose de magique.

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  6. Merci beaucoup Lôlà, ça me fait plaisir que tu aimes et le texte et la photo... La photo de "Laura Willowes" (c'est bien le titre du livre) est dans la bibliothèque de la prairie en bas à droite...
    De Sylvia Townsend Warner j'ai lu aussi (et bien aimé) Le royaume des elfes...

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  7. Ah mais j'ai bien fait de t'en parler voilà que j'avais oublié ta bibliothèque de rêve ! Merci

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  8. La couverture de Laura Willowes est très belle, mais ce n'est, hélas, pas toujours le cas, certaines ne méritent pas vraiment d'être photographiées...

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Chaque petit brin d'herbe déposé fait verdir la prairie de plaisir !