10 janv. 2009

La grande rivière

La grande rivière passait non loin d'un petit village qui n'avait d'importance que par le bac qui y accostait une fois par jour. Des paysans, des commerçants, des chauffeurs de diligence et des voyageurs de tout acabit pouvaient ainsi atteindre l'autre berge en s'épargnant de nombreuses heures de route jusqu'au prochain pont.
Nul ne songeait à s'attarder plus longtemps qu'il ne fallait dans ce petit village, le conte non plus d'ailleurs. Mais il advint quelque chose qui mérite d'être conté...
Tout près de l'embarcadère se dressait une petite maison dans laquelle vivaient le passeur, sa femme et son fils.
L'enfant avait peu de compagnons de jeux car le village était assez éloigné de la rivière. Son meilleur ami était un arbre, magnifique et ancestral, qui au fil des ans avait épousé des formes singulières et qui avançait loin dans la rivière. Les nombreuses crues qu'il avait vécues avaient poli son écorce et l'avait recouverte de mousse. Quand à sa cime, elle s'était allongée en une haute et étroite tour.
Le garçon escaladait son tronc avec agilité pour rester là des heures entières, le regard tourné vers l'eau. Il regardait le paysage, rêvait et se réjouissait chaque fois qu'une goutte venait à sa rencontre.
Un jour, alors qu'il était couché dans l'arbre, il vit tout un groupe de cavaliers ainsi qu'un superbe carrosse qui attendaient sur l'autre rive. Les hommes le hélèrent, sur quoi le père mit de nouveau son bac à l'eau pour faire traverser la rivière à ces messieurs.
Le maire et les notables du village accostèrent et la discussion alla bon train.
Quand les débats touchèrent à leur fin, l'un des hommes désigna l'arbre dans lequel étais assis l'enfant en disant quelque chose au passeur qui prit un air consterné et tristement, rentra chez lui.
Cet effrayant cortège avait disparu avant la tombée de la nuit. On avait déposé tout le beau monde sur l'autre rive et le calme avait regagné la maison du bord de la rivière, du moins l'enfant le croyait-il.
Quand l'enfant fut au lit, son père vint le trouver et lui dit : "Parfois, dans la vie, il arrive des choses dont on ne comprend le sens que bien plus tard. Ce soir, tu vas connaître cette douleur pour la première fois, je te l'aurais bien épargnée, mais c'est impossible. Les hommes qui étaient chez nous aujourd'hui ont annoncé que la reine viendrait bientôt traverser la rivière. C'est un grand honneur pour nous. Mais ces messieurs ont estimé que ton arbre gênait le passage et qu'il serait disgracieux aux yeux de Sa Majesté. Nous devons l'abattre demain."
L'enfant ne souffla mot. Il éprouvait un sentiment qu'il n'était pas encore capable d'habiller de mots. L'arbre avait peut-être trois cents ans. Il avait fait la joie de nombreuses générations qui s'étaient assises sur ses branches, comme lui. La reine ne le remarquerait sûrement pas, et pourtant, l'arbre devait mourir pour elle. Qu'allait penser le fleuve le lendemain soir, quand il ne serait plus là ? Et les oiseaux qui reposaient dans ses branches ? Et la lune dont il transformait la lumière en ombres énigmatiques ?
Le lendemain matin, avant d'aller à l'école, l'enfant grimpa une fois encore dans l'arbre, il s'allongea une dernière fois sur son tronc et plongea son regard dans les vagues qui couraient en contrebas, comme si c'était un jour comme les autres.
" Je ne demanderais qu'une faveur ", dit le fils à son père, " ne le coupez pas en petits morceaux, laissez-le tel qu'il est ! "
Lorsque, dans l'après midi, l'enfant emprunta le dernier virage avant la maison, il vit que son ami gisait déjà sur la rive dans un solennel silence mortuaire.
Le matin où la reine devait traverser la rivière, une incroyable excitation régnait dans tout le village. Les enfants avaient été dispensés d'école et tous les habitants s'étaient rassemblés sur la rive.
Le son d'un cor retentit au loin, tous adoptèrent une pose rigide, militaire. Apparut alors le superbe carrosse doré. Le passeur, qui s'était endimanché pour la circonstance, dirigeait son bac vers l'autre bord, sans la moindre oscillation.
Cependant, la reine ne resta pas dans son carrosse, comme prévu, mais vint à pied saluer ses sujets.
Le maire fit une grande révérence et annonça fièrement que tout le village était venu la saluer.
" Non, tout le monde n'est pas là ", dit la reine en souriant et, à la surprise de tous, elle désigna une fenêtre de la maison du passeur, derrière laquelle se tenait le fils du passeur, le visage figé."Est-il malade ? " Et, déjà, maréchaux des logis et maréchaux du voyage étaient au désespoir parce qu'au lieu de respecter l'ordonnancement, Sa Majesté s'enquérait de la santé d'un enfant. Alors, le passeur s'avança courageusement, il s'agenouilla aux pieds de la reine et dit : " Depuis quatre jours, c'est l'enfant le plus triste du monde, veuillez pardonner ce que je vais dire, mais vous même, Majesté, en êtes la cause."
La foule était pétrifiée. Que venait de dire le passeur ? Avait-il perdu la raison ? Le chef du protocole s'apprêtait déjà à le faire emmener par les soldats, mais la reine le prit sous sa protection et se fraya un passage à travers la foule jusqu'à sa maison ; elle entra et se trouva face à l'enfant.
" Ton père m'a dit que tu m'en voulais ", dit-elle pleine de bonté. " Explique-moi ce que je t'ai fait, si j'ai commis une faute, j'essaierai de la réparer. "
Et l'enfant qui n'était pas effarouché le moins du monde parla de son arbre et de l'ordre absurde qui avait été donné, et tandis qu'il racontait son histoire, les larmes coulèrent bientôt sur les joues de la reine qui prit l'enfant dans ses bras et lui dit : " Cela me fait de la peine. Pardonne-moi. Je ne puis réparer cette injustice mais je te promets de tout faire pour que tu sois heureux à nouveau. "
Elle embrassa l'enfant, quitta la maison, monta dans son carrosse et poursuivit sa route au milieu d'une haie de sujets qui l'acclamaient.
L'après midi même arrivèrent des bûcherons qui, sur ordre de Sa Majesté, coupèrent précautionneusement l'arbre en deux partie et l'emmenèrent.
De nombreux mois s'étaient écoulés, et le fils du passeur ne pouvait penser à autre chose qu'aux paroles de la reine. Tous les jours, il s'asseyait sur la souche de l'arbre, c'était tout ce qu'il restait de son ami, et il promenait son regard sur la rivière.
Un jour, des cavaliers aux uniformes somptueux arrivèrent au galop ; au milieu se trouvait le carrosse du maréchal des logis, ainsi qu'un grand attelage dont le chargement était dissimulé sous une immense toile.
Le passeur dut traverser trois fois la rivière jusqu'à ce que tout et tous aient atteint l'autre rive. " Au nom de Sa Majesté la reine " dit solennellement le messager, " nous rapportons à votre fils ce qu'il a perdu par notre faute. Puisse-t-il nous pardonner et puisse notre présent lui rappeler pour toujours son ami l'arbre. " Puis il se dirigea vers l'attelage et, avec l'aide de ses hommes, retira la toile.
Ce qui apparut alors coupa le souffle au passeur et à son fils : dans le bois de l'arbre, les meilleurs charpentiers du pays, les sculpteurs et les artistes les plus talentueux avaient taillé et sculpté le plus beau des bateaux qui ait jamais existé et existera jamais.
La reine avait joint une lettre adressé au fils du passeur :
"Lors de ma visite, je t'ai dit que je ne pouvais réparer l'injustice. Mais les meilleurs artisans du pays, et moi avec eux, avons honoré ton arbre en taillant dans son bois ce superbe bateau. Au lieu de rester couché dans les branches de ton ami, à regarder la rivière, tu pourras désormais voguer sur l'eau avec lui. Il te protégera et te fera découvrir le monde entier. Enfin je te promets de ne plus jamais donner l'ordre d'abattre un arbre. "


Ce conte est tiré de : Les Butinamours et Autres Contes d'Amour de Folke Tegetthoff éditions de l'Inventaire

2 commentaires:

  1. C'est un conte à la fois beau et triste. Un arbre ne devrait pas être abattu comme ça, d'un simple coup de tronçonneuse (je le vois tellement par chez moi!) c'est cruel et indigne. Il a mis tant d'années à devenir ce qu'il est et nous, les hommes, parce qu'il nous gène, on le tue sans vergogne.
    La reine fait preuve de bonté de coeur et d'âme mais rien ne pourra remplacer un arbre vivant. De la même manière je n'aime pas les fleurs coupées. Je préfère les laisser dans le jardin jusqu'à ce qu'elles soient fanées. C'est trop facile de trancher la vie. On devrait y réfléchir longuement avant d'accomplir l'irréparable.

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  2. J'aime beaucoup le passage où le petit garçon se demande ce que va penser le fleuve...

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Chaque petit brin d'herbe déposé fait verdir la prairie de plaisir !