6 janv. 2012

Les chardons


Je m'en revenais par les champs. C'était en plein été. Les foins étaient rentrés, on allait se mettre à faucher le seigle. Ce moment de l'année offre un délicieux assortiment de fleurs : les trèfles incarnats, blancs, roses, odorants, floconneux ; les pâquerettes effrontées, les marguerites blanches comme du lait, , "un peu, passionnément, pas du tout", avec leur coeur d'or éclatant, leur odeur épicée, bourbeuse ; les sénés jaunes au parfum de miel ; les campanules haut perchées, avec leurs clochettes mauves ou blanches ; les vesces à raz de terre ; les jolies scabieuses jaunes, rouges, roses, mauves, le plantain au duvet tout juste rose, à la bonne odeur tout juste perceptible ; les bleuets qui, jeunes, ou bien au soleil, sont bleu vif, mais en vieillissant, ou bien le soir, se font plus clairs et roussissent ; puis, avec leur parfum d'amande, les tendres fleurs de la cuscute qui se fanent sitôt ouvertes. J'avais cueilli un gros bouquet et je revenais à la maison quand, dans un fossé, j'aperçus un superbe pied de chardon étoilé, couleur framboise, en plein fleur, de cette espèce que chez nous on appelle le "tatar" ; les faucheurs prennent bien soin de l'éviter, et quand, par malchance, il leur arrive d'en couper un, ils l'ôtent de l'herbe et le jettent pour ne pas s'y piquer les mains.




J'eus l'idée de prendre ce chardon pour le placer au milieu de mon bouquet. Je descendis dans le fossé et, ayant chassé un bourdon velu qui s'était installé au milieu de la fleur pour butiner et, doucement, mollement, s'y était endormi, j'entrepris de la cueillir. Mais ce fut très difficile : non seulement la tige piquait de partout, même à travers le mouchoir dont je m'étais enveloppé la main, mais elle était terriblement dure, si bien que je dus me débattre avec elle pendant cinq bonnes minutes en brisant les fibres une à une. Quand j'en fus enfin venu à bout, la tige était toute déchirée et la fleur même ne paraissait plus si fraîche ni si belle. En plus, elle était trop grossière, trop ordinaire, pour aller avec les autres couleurs, plus douces, du bouquet. Je regrettai d'avoir abîmé pour rien une fleur qui avait été belle, à sa place, et je la jetai. "Mais quelle énergie, quelle force de vie ! pensai-je en me rappelant les efforts qu'elle m'avait coûtés. Comme elle s'est défendue, comme elle a vendu chèrement sa vie !" Le chemin qui me conduisait à la maison passait par une jachère fraîchement labourée. Je m'en allais à pas traînants dans la poussière noire.



Ce champ appartenait à un gros propriétaire. Il était immense. A gauche, à droite, aussi bien qu'en avant, vers la côte, on ne voyait rien d'autre que les sillons égaux du labour, qu'on n'avait pas encore hersé. C'était un très beau travail, il ne restait pas une seule plante, pas une seule herbe ; il n'y avait plus que de la terre noire. "Quelle cruauté, quelle force de destruction dans l'homme ! Combien d'êtres vivants, combien de plantes n'a-t-il pas anéantis pour soutenir sa vie !", pensai-je en cherchant involontairement un peu de vie dans le champ noir et mort. Devant moi, à droite du chemin, j'aperçus comme un petit buisson. Quand je m'en fus approché, je reconnus un chardon pareil à celui dont j'avais cueilli pour rien, puis jeté la fleur.




La touffe du tatar se composait de trois jets. L'un avait été brisé. Ce qui en restait se dressait comme un bras coupé. Chacun des deux autres portaient une fleur. Elles avaient été rouges, mais elles étaient noires maintenant. D'une tige cassé, la moitié pendait avec, au bout, la fleur salie. L'autre, bien que souillée par la terre noire, se dressait encore toute droite. On voyait bien que tout le pied de chardon avait été écrasé par une roue, puis s'était relevé si bien qu'il se tenait de travers, mais quand même debout. C'était comme si on lui avait arraché un membre, ouvert les entrailles, coupé un bras, crevé un oeil, mais il était toujours debout et ne se rendait pas à l'homme qui avait anéanti tous ses frères autour de lui. "Quelle énergie ! pensai-je, l'homme a tout vaincu, il a détruit des millions d'herbes, mais celle-ci ne se rend pas."

                                       Léon Tolstoî - Hadji Mourat

17 commentaires:

  1. COUCOU je vais chercher FLO puis je repasse pour te lire
    BISOU

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  2. on dirait des boules de NOEL elles sont trop belle tes photos bisou

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  3. J'aime beaucoup ce texte et les photos aussi
    Ces chardons sont splendides et la couleur aussi
    Faire un bouquet doit être bien sympa puis tu as pu mettre celui que tu voulais au milieu
    J'aime ce genre de plante que je regarde sans toucher je pense que tu sais pourquoi
    attention à nos mains
    Je te souhaite une belle soirée

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  4. J'aime énormément ce texte de Tolstoï, prologue de Hadji Mourat, et comme j'ai fait les étés précédents beaucoup de photos de chardons de différentes espèces, j'ai trouvé que c'était l'occasion de commencer l'année en rendant hommage à cette plante que je trouve superbe, les rois de la prairie comme je l'ai écrit quelque part...

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  5. Oh ma chère prairie, quel délice de venir (après bien des jours d'absence) et de lire ce texte magnifique si joliment illustré par tes photos lumineuses ! Quel art de la description dans ces lignes !Tu m'as fait vivre un très joli moment et je t'en remercie !
    Gros bisous chère prairie et bon week-end !

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  6. J'aime l'anthropomorphisme du chardon blessé ... Je ne suis pas seul à penser cela sans atteindre la cheville de Tolstoï !

    Merci pour cette évocation de l'été, la belle prairie fleurie !

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  7. Bonsoir , tu sais ce texte me donne les larmes aux yeux ce texte dit bien ce que l'homme a la force de détruire de beau en la vie, combien il est coupable de sa propre bêtise humaine .

    J'ai bien aimer le lire et j'espère que bien des gens le lirons , merci pour cette belle pause dans tes écrits.

    Et toi Mingigi ta passé de belle vacance , je t'ai répondu a ta question sur mon blog et je suis venu ce soir te lire et te répondre mon amie.

    gros bisous .

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  8. Osty z Twoich zdjęć są bardzo ładne. Z pewnością mógłby być ozdobą polnego bukietu.Nie trzeba ich bezmyślnie niszczyć. Pozdrawiam

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  9. Merci d'être venus admirer les chardons de la prairie sublimés par la plume de Tolstoï.

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  10. Je viens te dire bonjour je ne sais pas ce que tu fais mais moi je me repose en regardant mes blogs tout doucement
    BISOU

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  11. Je suis passée relire cette page splendide et t'inviter à venir voir la surprise qui t'attend chez moi !
    Bisous

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  12. Maravilhoso seu post.
    Estou de volta depois de uns dias ausente. Tudo de bom em 2012!
    Desejo uma semana imensa de coisas boas. Um abraço!

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  13. Merci pour ta surprise Pétales de fées !

    Smareis merci pour tes mots si chaleureux !

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  14. C'est tellement toujours un régal de venir ici... c'est chaque fois une pause tendresse pour mon coeur. Merci beaucoup pour ces moments magiques!

    ps... y'a une petite surprise pour toi sur mon blog!

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  15. Merci Fée des bois pour tes mots et pour ta surprise !!!

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  16. J'aime ces charmantes photos!
    Je te souhaite un beau week-end.

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  17. Merci beaucoup Sandra, je te souhaite aussi un beau week-end !

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Chaque petit brin d'herbe déposé fait verdir la prairie de plaisir !