Il arriva au bord de l'eau au moment où la lune était au plus haut de la nuit. Il marcha dans le marécage. Des nichées de canards s'envolaient et retombaient. Il entra dans l'eau et quand le froid toucha son ventre il mugit de plaisir. Alors, du fond du bois, la biche lui répondit. Il nagea vers le large de l'étang où la lune s'était écrasée et rebondissait en jets de lumière. L'eau froide battait ses babines et ses yeux. Ses jambes profondes fouillaient l'eau. De chaque pointe de ses sabots montaient des grappes de bulles, étincelantes comme des étoiles et sans cesse renouvelées. Les grosses carpes dormaient à fleur d'eau. Elles sautèrent en l'air toutes à la fois, faisant plus de bruit et d'écume qu'un autre cerf en train de nager et elles se mirent à fuir devant la bête. Elles ne pensaient pas à plonger mais elles nageaient en surface avec leur dos hors de l'eau. La lumière de la lune allumait leurs écailles que les petites vagues éteignaient sous de l'écume bleue.
Alors, le cerf sentit sous son ventre toute la profondeur de l'étang, une profondeur qui faisait poids et bloc sous lui et qui balançait la profondeur du monde dans la balance. Il vit des poissons longs qui semblaient verts, puis étaient blancs, sautaient rouges et se renfonçaient noirs avec de grandes gueules ouvertes sur des dents éblouissantes comme des scies. Il vit de grandes lianes immergées, féroces et souples comme des serpents et comme toutes faites en bois d'ombre, si puissantes qu'elles étaient remontées jusqu'à deux doigts de la surface, et on les sentait plantées dans le fond mortel de l'étang. Elles avaient de larges feuilles pâles. Il vit des petits poissons d'argent. Il vit des anguilles brunes. Il vit flotter des écrevisses. Il vit s'enfoncer, pattes repliées, une longue araignée d'eau maigre comme un fil de la Vierge mais qui traînait un chapelet de bulles d'air et dans chaque bulle d'air était enfermée une petite araignée toute neuve qui venait à peine de naître. Il vit un cadavre de rat tout mangé et un petit poisson qui tirait pour dérouler un bout de boyau. Il vit l'argent de l'écume qui pétillait dans ses babines. Il vit le grand globe des poissons, des plantes, des rats, des arbres, des biches et des cerfs.
Alors, il mugit.
Les renards s'arrêtèrent sur tous les chemins, écoutèrent, répondirent et se mirent à courir. Les blaireaux grognèrent. Les loutres commencèrent à miauler en s'aiguisant les griffes contre les troncs des saules, les hulottes s'appelèrent. Les écureuils crièrent dans les branches, les rats coururent comme des fous dans les marais en bousculant les roseaux, les canards s'envolèrent encore et retombèrent, les belettes, les mulots, les sauterelles, les lézards, les scarabées et les grands papillons de nuit crièrent; les couleuvres silencieuses dardèrent leurs têtes allumées au-dessus de leurs oeufs. Et la biche appela longuement, longuement, avec une grande voix chaude pleine d'amour.
Quand il prit terre de l'autre côté, le monde s'apaisait et peu à peu s'établit le silence. Il écouta. Il frissonnait. L'eau s'égouttait de ses poils, claquait sur les pierres du bord. Il traversa et retraversa l'étang plus de vingt fois, et, à la longue, tous les poissons allèrent s'enterrer au plus profond des trous et il fut tout seul dans l'eau avec le reflet de la lune. Et chaque fois il mugissait. Et chaque fois le vaste monde lui répondait. Enfin, vaincu de fatigue et si brûlant de joie qu'il fumait comme un brasier, il se coucha dans l'herbe. Le jour se levait. Il vit arriver la biche. Il ne pouvait plus bouger. Il ne voulait plus bouger. Il gémit vers elle. Elle vint lui lécher doucement le museau, soigneusement, de tous les côtés, comme s'il avait été un tronc d'érable ruisselant de sève douce. La clarté du jour monta et s'établit. La biche entra dans l'eau et nagea le long du bord. Quand elle fut bien mouillée, elle revint se coucher près du cerf, elle poussa sa tête près de la grosse tête haletante, aux yeux joyeux, elle se plaça, babine contre babine pour pouvoir respirer l'air qu'il respirait, et ils s'endormirent.
Que ma joie demeure
Jean Giono
Ah...Jean Giono!Je suis allée sur ses pas à Manosque sur le plateau du Contadour, au Paraïs voir son bureau et ses jolies fresques...J'ai pu rencontrer son ami Pierre Citron pour un travail de recherches...un beau voyage. J'ai justement trouvé un essai de Jean Giono sur la société de consommation et ses travers dans une bouquinerie belge, je vais m'y plonger sans tarder.
RépondreSupprimerça c'est quelque chose que j'aimerais faire: aller sur les pas d'un auteur, se retrouver dans les lieux qui l'ont inspirés,en autre, j'espère aller un jour en Suède sur les pas de Nils Holgerson,mais c'est vrai que partir sur les traces des personnages de "Que ma joie demeure" ça me fait rêver aussi.C'est une belle expérience que tu as vécue là Mirontaine, je n'en doute pas! Merci de me l'avoir fait partager, car j'adore Giono...
RépondreSupprimerUn texte vraiment magnifique de Giono qui me fait penser à mon adolescence période où j'ai lu Giono
RépondreSupprimerJe suis contente que ce texte évoque de doux souvenirs pour toi Sissy :)
RépondreSupprimerCa y est j'ai trouvé hier le bouquin à la Mediatheque !
RépondreSupprimerDouce Mystère ....
RépondreSupprimerQu'il est bon de relire Giono à travers toi...Véritable symphonie de la nature et si merveilleuse histoire... Merci ma tendre Mystère !!! ;)
Eh bien bonne lecture Lôlà et surtout dis-moi ce que tu en penses !!!
RépondreSupprimerPierre de Lune, oui c'est une merveilleuse histoire et je suis ravie de savoir qu'elle t'enchante autant que moi... :)